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Appelez-moi Jeanne
L’auteure Elise Fischer, au chevet de sa mère mourante, Jeanne, lui demande d’écrire son histoire afin de lever le voile sur les nombreuses interrogations et mystères qui ont entouré son existence. « Écris, Jeanne, écris pour toutes les femmes qui n’ont jamais pu s’exprimer, grâce à toi, elles seront reconnues », supplie Élise Fischer, en s’adressant à sa mère mourante qui, sur son lit d’hôpital, ose enfin lui ouvrir son cœur.
Car Jeanne, d’origine alsacienne, a beaucoup à dire sur sa vie, sur ses zones d’ombre aussi : pourquoi a-t-elle été élevée par ses grands-parents ? Pourquoi l’identité de ses parents ne lui a-t-elle été révélée qu’à l’âge de dix ans ? Si ces pages scrutent l’intime, les secrets de famille, les non-dits, le rapport mère-fille, elles sont aussi le reflet d’un chapitre de l’histoire de la condition féminine dans une époque troublée. Qu’est-ce que cela signifie d’être une jeune femme alsacienne en terre étrangère pendant la guerre ? Une femme cultivée dans un milieu ouvrier ? »
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Confiée à l'âge de 6 mois à ses grand-parents, Aloyse et Philomène, Jeanne vit en Alsace. Nés allemands, puis devenus français, ses grands parents alsaciens sont de conditions modestes. Jeanne vit heureuse et insouciante ; pourtant, elle comprend très vite qu'il y a des non-dits, que des parents Elise et Albert ont fait le choix de « l’abandonner »…. pour mieux s’occuper de sa sœur Marie Thérèse et son frère Gilbert.
« Comment une mère pouvait-elle laisser un de ses enfants dans une autre maison ? En quoi avais-je déçu la mienne ? Que s’était il donc passé pour qu’elle m’éloigne d’elle ? Je me sentais affreusement coupable. Mais de quoi ? Et pour quoi ? Quelle était ma faute ? Ces questions me rendaient nauséeuses. Quand j’y songeais aux moments de solitude auxquels nul être humain n’échappe, j’avais l’impression que le sol se dérobait sous mes pas. La terre allait s’ouvrir et m’absorber. Fallait-il donc que je disparaisse, que je me transforme en elfe et erre dans la forêt qui borde Nordhouse jusqu’au Rhin ? »
Jeanne évolue dans une Alsace aux traditions bien ancrées et à la religion omniprésente. « J’appartiens à une génération qui a grandi dans la crainte de Dieu.» Les alsaciens sont traumatisés et appréhendent un nouvel assaut de l’Allemagne ; après la Première Guerre mondiale, l’Alsace est redevenue française mais les peurs sont toujours là. « En famille, on parlait surtout le dialecte. Un dialecte refuge surtout face à l’occupation prussienne entre 1870 et 1918 ».
Jeanne est une brillante élève qui parle aussi bien la langue de Molière que celle de Goethe. Ce bilinguisme lui ouvre d’ailleurs de larges horizons sur la littérature et la poésie, lui permettant ainsi de s'évader et d’acquérir une vivacité d’esprit, souvent éclairé, mais pas toujours apprécié pour l’époque.
Pourtant, Jeanne se veut fidèle au portrait d'une femme de sa région : respectable, travailleuse, intègre, malgré … Frantz.
« Frantz venait souvent nous parler et j’appris à le connaître. C’était lui qui me raccompagnait rue des Ponts quand j’avais dépassé l’horaire du couvre-feu. Il était originaire de Dresde où ses parents habitaient et serait pasteur comme son père. On l’avant envoyé en France parce qu’il était fiché « mauvais Allemand ». Sa famille fréquentait des amis peu recommandables pour le Reich. »
De bonne épouse à mère dévouée, Jeanne affrontera les assauts de la vie : la pauvreté, les restrictions, l’alcoolisme de son mari Roger, les dénigrements de sa belle-mère Melie…. Jeanne porte au fond d’elle une rage de vivre, un courage et une dignité qui lui permettront de surmonter les obstacles, malgré ses interrogations, ses défis à Dieu et ses colères.
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En nous restituant ses dernières paroles, Élise Fischer rend un émouvant hommage à sa mère. Avec patience et vertu, Jeanne n’a jamais cessé d'aider, de soutenir, de lire, de transmettre. « Les pauvres ont leur dignité. Qui sait que la charité ne fait du bien qu’à ceux qui donnent et qu’elle peut blesser ceux qui reçoivent ? Pour moi, c’est l’explication des révoltes, voire des révolutions qui ont conduit les anciennes colonies à l’indépendance. IL ne faut pas assister les êtres humains. Cette charité-là, celle des siècles passés, est une humiliation, un outrage. Le don parfait est rare. Il ne doit jamais provoquer une reconnaissance qui fait de celui qui reçoit un inférieur. Un don doit au contraire aider à grandir, rendre autonome. C’est la raison pour laquelle la pensée du père Joseph Wrésinski, fondateur d’ATD Quart Monde, a trouvé tellement d’écho en moi.
Plus que d’autres, cet homme, qui a souffert de la misère, a su donner au mot « dignité » sa place et sa beauté.»
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Pour en savoir plus :
La fillette bien élevée (Gallica)
Des intérieurs alsaciens reconstitués (Musée de Strasbourg)
La maison alsacienne (Cercle généalogique de Ribeauvillé)
Le voyage de Saint Louis (Encyclopédie multimédia de la Shoah)
Les chantiers de la jeunesse (1940-1944) : une expérience de service civil obligatoire (Cairn)
Les camps et les lieux d'internement de la Meurthe-et-Moselle (AJPN)
« Le Juif et la France » au Palais Berlitz (propagande Vichy) | Archive INA
Un autre regard sur la propagande de la Seconde Guerre Mondiale | Archive INA | NOTA BENE
La germanisation à l’époque nazie (Archives départementales du Haut-Rhin)
Comment les Alsaciens ont véritablement vécu la domination allemande (1871-1918)
Tags : jeanne, mere, alsaciens, parents, guerre, allemand, secret
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