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D comme Déportation
La nuit est déjà tombée ; les volets sont fermés car maman lui a conseillé de le faire ; elle a dit que c'était plus sûr, à cause des bombardements ; maman a autant peur de la milice que des raids aériens. Ce soir ellle est restée un peu plus longtemps ; quelques ménages amélioreront un quotidien déjà triste.
Elle dit qu'il est préférable de rester à la maison et de ne pas inciter de convoitise ; convoitise, le jeune Roland ne sait pas bien ce que cela veut dire, mais il sait que les autorités d'occupation sont friandes de délation ; ce mot-là, il le connait trop bien pour l'avoir souvent entendu sur les lèvres des voisines.
Il fait nuit et il entend le grincement de la grille du jardinet ; un bruit de bottes approche. Quelqu'un frappe à la porte. Il entr'ouvre....
C'est un homme de la gendarmerie, enfin, ils sont deux. Mais le deuxième homme reste dans l'ombre. Roland a très peur mais il ne doit pas le montrer. Il n'a que 12 ans, et il est désormais l'homme de la maison.
- "bonjour petit, ton père est là ?... tu me reconnais ?" Oui, Roland le connait pour l'avoir vu plusieurs fois roder dans le quartier, mais il craint surtout son uniforme.
- "on a deux à trois petites choses à lui dire, il est pas à la maison ? Tu ne saurais pas où on peut le trouver ? Tu sais, c'est très important".
Roland ne dira rien. Sa mère lui a fait jurer ; " croix de bois, croix de fer, si tu mens, tu vas en enfer" ; il ne trahira pas son père. Son modèle. Son idole.
Le gendarme le regarde avec insistance ; Roland craint de trembler devant lui mais l'homme ne s'attarde pas ; il a bien compris que l'enfant avait peur et qu'il en savait plus qu'il ne voulait bien le laisser croire. Mais nom de Dieu, ce n'est qu'un gosse ! Alors les deux hommes s'en vont.
Roland referme la porte ; il se met alors à trembler de tous ses membres et il pleure. Il pleure, mais il est fier de lui : il n'a pas trahi. Il n'a pas trahi parce que c'étaient des gendarmes français, "des gentils", mais si la Gestapo était venue.... Combien de fois retournera t-il la question dans sa tête : "si c'avait été la Gestapo, est-ce que j'aurais tenu".
Pour le moment, son père peut se reposer, quelques maisons plus haut dans la rue. Sa mère va passer un peu de temps avec lui, ensuite elle rentrera.
Et son père ne dira toujours rien.
Comment peut-il expliquer l'inommable ? Comment décrire l'insoutenable, l'humiliation ? Henri tourne et retourne dans sa tête tout ce qu'il a vécu, entendu, vu.... on peut dire que l'Homme a de l'imagination en matière de tortures et de barbaries de tout genre.
Henri ne s'en remettra jamais....
Henri a été déporté le 13 mars 1943. Il est inscrit sous le code AC 21P 441 682 du SHD.
Les nazis et les autorités allemandes utilisaient des classifications pour identifier les déportés dans les camps. Le code AC 21P désignait généralement les prisonniers politiques ; les déportés étaient souvent des opposants politiques au régime nazi, des résistants, des communistes, des socialistes et autres dissidents. Ils étaient déportés vers différents camps comme Auschwitz, Sachsenhausen, Buchenwald, Dachau ou encore Mauthausen, si leur situation était jugée plus que préoccupante pour le régime du IIIème Reich.
Henri a été déporté à Wetzlar.
Wetzlar était un camp de travail forcé (Zwangsarbeitslager) situé dans la ville de Wetzlar, en Allemagne. Les travailleurs forcés détenus dans ce camp étaient contraints de travailler pour soutenir l'effort de guerre allemand.
Le camp de Wetzlar n’était certes pas un camp d’extermination, néanmoins, les travailleurs étaient soumis à des conditions de vie difficiles et inhumaines. Le camp était surpeuplé, avec des conditions de vie exiguës, des dortoirs ou des baraquements bondés, dépourvus de conditions sanitaires adéquates ; que dire alors de l'hygiène personnelle, difficile à maintenir ; les soins médicaux étaient d’ailleurs insuffisants, et les malades ou blessés ne recevaient pas l'attention médicale dont ils avaient besoin. Les rations alimentaires étaient insuffisantes et de mauvaise qualité : la plupart souffraient de la faim, de la malnutrition et de la déshydratation.
Les détenus étaient contraints de travailler de longues heures, parfois de l'aube jusqu'à la tombée de la nuit, dans des conditions dangereuses, soumis à des tâches épuisantes et insupportables (fabrication d’armes, de munitions, d’équipements militaires...) ; ils étaient soumis à une surveillance constante et tout manquement aux règles était sévèrement puni ; ils étaient régulièrement victimes de brutalités physiques et de mauvais traitements au gré de l’humeur des gardiens. Prisonniers forcés de « s’abrutir » au travail, ils étaient coupés du monde extérieur, isolés de leur famille et de leurs proches. Ma grand-mère n’avait aucune nouvelle d’Henri.
Pourtant les camps de travail forcé tels que celui de Wetzlar ne constituaient pas des camps de concentration ou d'extermination, où les traitements étaient plus brutaux et déterminants : ils étaient « la solution finale ». Le tatouage des déportés - le tatouage d’un matricule - était pratique courante pour les détenus des camps de concentration et d'extermination, en particulier pour les prisonniers juifs, une manière cruciale d’imposer un moyen de contrôle, déshumanisant et humiliant. Les déportés politiques, quant à eux, étaient souvent identifiés par des insignes ou des numéros sur leurs vêtements. A ma connaissance, mon grand-père n’a jamais été tatoué.
Quoiqu’il en soit, ma grand-mère « Jeannette » n’a pas vu son mari rentré ce soir du mois de mars 1943, raflé à la sortie du travail. Henri a été l’une des innombrables victimes de l'effort de guerre allemand sous le régime de Vichy, cette terrible contribution humaine imposée par l'occupant nazi. Rappelons qu’après la défaite de la France en 1940, le gouvernement français a collaboré avec les nazis, créant ainsi l'État français de Vichy, dirigé par le maréchal Philippe Pétain ; le héros de Verdun en 1916 sera jugé coupable de collaboration avec l'ennemi, de traîtrise envers sa patrie et condamné à mort en 1945 ; sa peine sera toutefois commuée en réclusion à perpétuité par le président Charles de Gaulle, mais son nom reste à jamais associé à cette période controversée de l'Histoire de France.
La mobilisation a été complexe en raison des circonstances de l'occupation allemande et des politiques de Vichy ; je ne sais pas pour quelles raisons Henri n’a pas été mobilisé ; en 1939, Henri avait 32 ans. Au début de la guerre, les hommes en âge de servir - ceux de 20 à 48 ans - étaient mobilisés pour l'armée.
Puis au fur et à mesure que la guerre progressait, des classes d'âge plus jeunes étaient mobilisées pour rejoindre les forces armées. La Collaboration en place, Henri devait être un candidat idéal pour une main-d'œuvre forcée, un salaire nul donc un coût de production inestimable pour l’économie allemande ; cerise sur le gâteau, Henri était connu pour ses activités gauchistes de syndicaliste rebelle au régime en place. Les nazis avaient là un moyen infaillible de le punir, et de le contraindre pour réprimer ses idées politiques.
Et puis, on oublie trop souvent que ces prisonniers jouaient malgré eux une force de dissuasion envers les populations françaises. Ils étaient une composante non négligeable de la politique d'occupation nazie visant à exploiter les populations des pays occupés au profit de l'Allemagne nazie tout en maintenant un contrôle sur ces territoires.
Henri n’était ni Juif, ni Tzigane, ni homosexuel, ni handicapé ; il était simplement un ouvrier CGTiste, qui travaillait pour nourrir son fils et sa femme ; il allait être père pour la seconde fois mais il appartenait à cette catégorie d’hommes ciblée par les persécutions nazies en raison de son opposition à l'idéologie hitlérienne.
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Pour en savoir plus :
Wetzlar Allemagne 1945 vidéos et images
Capture de Wetzlar et libération de travailleurs forcés (YouTube)
Tags : camp, allemand, henri, deporte, homme
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Commentaires
Article vraiment poignant