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Noir
Historien, spécialiste des couleurs, des images et des emblèmes, Michel Pastoureau nous entraîne faire un voyage du « Noir » à travers le temps.
Mais réflexion faite : est-ce que le « noir » est une couleur ?
Couleur de la mort et de l'enfer ? Couleur négative ? Fertilité, voire dignité peut-être…. En tous les cas, de nos jours, le noir incarne surtout l’élégance et le luxe.
Si de la fin du Moyen-Age au 17ème siècle, le noir a perdu son statut de « couleur », il faudra attendre 1665 pour qu’Isaac Newton – et son spectre de lumière – lui redonne ses lettres de noblesse. En effet, durant près de 3 siècles, le blanc et le noir sont vécus comme des non-couleurs ; elles ne redeviendront « couleurs authentiques » qu’en 1910 lorsque les peintres les auront réhabilitées.
Au commencement était le noir : des origines à l’an mil
Si l’on en croit la Genèse, le noir est apparu avant toutes les autres couleurs, puisque dans le noir, point de lumière. Le noir est donc « vide et mortifère ». Pourtant, dans l’Égypte Ancienne, le limon noir du Nil est fertilisant et dans la Rome Antique, le noir est également la couleur des artisans producteurs, la couleur de ceux qui travaillent…
Mais l’Homme a toujours eu peur du noir, des ténèbres, « peur de la nuit, source de cauchemars et de perdition ».
Le contrôle du feu par « l’Home erectus vers 500 000 ans avant le temps présent » a permis d’éclairer les zones obscures et de mieux maîtriser sa peur des lieux sombres.
Teinturiers et peintres de la Préhistoire à l’Antiquité usent de ce noir, extrait souvent du noir de charbon ; ils recherchent l’excellence mais cette couleur est difficile à fixer ; le noir restera donc « mat » ou « brillant ».
Le noir est également la couleur des divinités chtoniennes : l’Anubis Egyptien, l’Adès grec, dieu des enfers ou bien encore Hel, déesse scandinave du royaume des morts.
Avec le noir et son « extrême » le blanc , il faut compter sur le « rouge » qui appartient au même pôle chromatique que les deux premières couleurs.
Dans la palette du Diable : X – XIIIème siècle
Blanc et noir cohabitent : l’un est symbole de tempérance et d’humilité, l’autre renvoie au monde des ténèbres. L’époque féodale est la grande période du « mauvais noir » celle d’un Satan moyenâgeux et non pas un Belzébuth des temps modernes….
Et que dire du bestiaire du Diable qui « ne s’appuie pas seulement sur la couleur sombre des animaux qui le composent mais aussi sur leur animalité corporelle ».
Qu’ils se nomment Saint Bernard, Saint Benoit…. La couleur de leur communauté est une symbolique à ne pas négliger ; alors noire ou blanche ? Clunisiens et cisterciens demeurent de farouches opposés : pour les uns le luxe, pour les autres la pauvreté et la vie monastique primitive.
Quoiqu’il en soit, on pourra dire que le contraire du blanc est le rouge et certainement pas le noir….
Si les couleurs prennent une dimension emblématique aussi passionnée autour du vêtement, et notamment pour les ordres ecclésiastiques, elles sont tout aussi investies en matière d’armoiries et d’équipements militaires.
A peine une armoirie sur cinq comporte du noir. Et pourquoi ? Peut-être une différence entre le nord et le sud de l’Europe, mais en tous les cas, aucune explication sociologique ne peut l’expliquer. Toutefois, un chevalier noir restera toujours mystérieux, contrairement au chevalier rouge - félon et hostile- au chevalier blanc - ami et protecteur - ou bien au chevalier vert – jeune et récemment adoubé. Quant aux chevaliers jaunes et bleus, ils sont rares voire inexistants.
Une couleur à la mode : XIV – XVIème siècle
Le noir est donc une couleur « digne et intègre », en cette fin du Moyen Age. Si cette période de l’Histoire s’est attachée aux attributs du vêtement et des blasons, elle s’est également portée sur la couleur de la peau, des yeux et des cheveux. ; la peau noire des Maures des Sarrasins est l’usurpatrice, par opposition à la peau blanche et claire des hônnetes chrétiens.
Puisque « l’industrie textile est la seule véritable industrie de l’Occident médiéval » la profession de teinturier est fortement réglementée. Mais teindre en « noir » s’avère un exercice difficile…
Et si le noir n’était pas qu’une couleur maléfique, mais tout simplement le reflet d’un état austère et vertueux ? N’est-elle pas la couleur des magistrats, des médecins, des universitaires… : « le noir est le signe distinctif d’un statut particulier et d’une certaine morale civique ».
En tous les cas, cette constatation est effective durant toute la 1ère moitié du 14ème siècle ; ensuite, suivront les marchands, les banquiers et toutes les personnes liées à la finance ou au monde des affaires : rapport avec la Grande Peste Noire (1347 – 1352) ? Une nouvelle malédiction divine ? Peut-être, mais rien ne peut l’affirmer….
Il est plus probable que cette ségrégation par le vêtement établisse un nouvel ordre social : « il faut maintenir de solides barrières, éviter les glissements d’une classe à l’autre... ». Les couleurs trop contrastées et bariolées ne sont pas dignes d’un bon chrétien !
Après le noir, symbole de « toutes les vertus chrétiennes » à l’image princière, le gris s’impose dans le monde des « grands » comme couleur de l’espérance ; les teinturiers ont progresser dans leur technicité et peuvent désormais proposer une réelle palette de couleurs.
Naissance d’un monde en noir et blanc : XVI – XVIIIème siècle
1454 : naissance de l’imprimerie, des lettres à l’encre noire sur du papier blanc ; noir et blanc sont alors indissociables.
L’utilisation de l’huile de lin rend l’encre plus visqueuse, plus noire et plus nauséabonde ; les ouvriers du livre appartiennent à cette même catégorie de charbonniers et de teinturiers apparentés aux créatures du Diable. Le papier blanc et immaculé, importé par les Arabes en Occident fait alors lourdement concurrence au parchemin. Si les images étaient auparavant polychromes, désormais, elles deviennent, grâce à l’imprimerie et aux graveurs, des images en noir et blanc. Et la couleur alors ? IL faudra tout simplement ajouter des « hachures et des guillochures ».
Les grands réformateurs protestants du 16ème siècle distinguent les couleurs nettes (le blanc, le noir, le gris, le brun et le bleu) et d’autres qui ne le sont pas ( le rouge, le jaune et le vert) et que l’on nomme couleurs « deshonnettes » , car jugées trop voyantes et donc indécentes.
Le noir domine : le noir des rois et des princes, le noir luxueux né à la cour de Bourgogne mais aussi le noir des moines et celui des hommes de l’Église, le noir de l’humilité.
Le 17ème siècle est LE grand siècle noir par excellence : « ce siècle, celui de Louis XIV et de Versailles, celui du prestige des arts et des lettres, est un siècle sombre et mortifère. Malgré la vie de cour et les fêtes galantes, malgré la création artistique et littéraire, malgré les progrès de la science et des connaissances, l’intolérance est partout, le despotisme aussi et la misère plus encore ». Et c’est à partir de ce siècle que la couleur noir devient définitivement celle du deuil. Si la noirceur s’invite dans le vêtement, elle est également omniprésente dans les habitats, le mobilier ; c’est le grand retour des croyances et des superstitions…. Et des affaires de sorcellerie !
Toutes les couleurs du noir : XVIII – XXIème siècle
On ne saurait nier que « les découvertes de Newton représentent un tournant capital dans l’histoire des savoirs et des usages de la couleur (…) et les premières pratiques de la teinture » et notamment « en démontrant que la couleur tient son origine dans la transmission et la dispersion de la lumière ».
Alors, à qui revient la primauté ? Coloris ou dessins ? Le débat est lancé et va durer près de deux siècles et pas uniquement dans les milieux artistiques...
Les adversaires de la couleur jugent celle-ci moins noble que le dessin, prolongement de l’idée ; si le dessin fait référent à l’intellect, l’autre ne s’adresse qu’aux sens. Les partisans du coloris mettent en avant « la dimension émotionnelle de la peinture ».
Le noir recule peu à peu et la France devient le pays des couleurs vives ; jusqu’à la Révolution, Paris est « la ville la plus débridée et la plus élégante ». Mais les poètes, les écrivains, les romanciers ont aussi leur mot à dire… et avec le romantisme, le réalisme, le noir revient en force, tant avec le vêtement des dandys que « les gueules noires » du peuple.
Si durant des siècles, il était de bon ton (et sans jeu de mots ! ) de se revendiquer du « sang bleu » et de la haute bourgeoisie si possible, la bonne société se doit d’avoir le ton hâlé afin de montrer qu’elle a les moyens de partir en vacances ; les sports d’hiver et/ou des bords de mer se démocratisent et chacun veut en tirer profit.
Mais alors, qui sont les ancêtres de nos « blousons noirs » et quelle symbolique veut véhiculer le totalitarisme et ses « chemises noires » ? Est-ce que le noir est une couleur comme les autres ?
Pour le savoir, il vous faudra lire ce livre...
Newton et la naissance de la théorie des couleurs
Le noir est une couleur à la Fondation Maeght
Cornes, sabots et damnation : la représentation du Diable au Moyen-Âge (National Geographic)
Les animaux diaboliques au Moyen Age
L’histoire mouvementée de la Sainte Chapelle – La sainte couronne d’épines
Histoire des ordres monastiques, religieux et militaires (Gallica)
La vie quotidienne des moines au Moyen Âge
La lessive de Berthollet ou l'histoire de la Javel
Adriaan H. Bredero, Cluny et Cîteaux au douzième siècle. L'histoire d'une controverse monastique (Persée)
Dernier éclat du monachisme de Georges Duby (Cairn)
Du nom à l'armoirie. Héraldique et anthroponymie médiévales
Les logos du Moyen Âge : initiation à l’héraldique
Blasons et armoiries (Châteaux forts d’Alsace)
Jésus teinturier. Histoire symbolique et sociale d'un métier réprouvé (Persée)
Le secret révélé des teinturiers du Moyen Âge (YouTube)
Les teinturiers (Histoire de Paris)
Pratiques et symboliques vestimentaires (Persée)
Du bleu et du noir : éthiques et pratiques de la couleur à la fin du Moyen Âge (Persée)
Histoire du costume : l'objet introuvable (Persée)
Vêtement féminin et pudeur : l'exemple parisien, XIVe-XVe siècles (Cairn)
Tags : noir, couleur, siecle
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