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Où passe l'aiguille : le destin extraordinaire de Tomi
A 14 ans, Tomas dit « Tomi » est « un fugueur, un malin, un coquin, une canaille ». Il vole, ment, déserte et se décrit lui-même comme le « roi des scélérats ». Du haut de son arbre préféré, il rêve de filles, d'avenir et de gloire.
Nous sommes en Hongrie, à Beregszasz, en 1944. A l’heure où les allemands répriment et bafouent tous les droits humains, il ne fait pas bon d’être un adolescent têtu et rebelle, et encore moins un jeune juif.
Tailleur de père en fils, la famille KISS ne voit pas d’autre avenir pour Tomi que de suivre les traces de ses pairs. Mais Tomi résiste et ne le voit pas de cet œil ; il veut devenir plombier ! IL déteste la couture autant qu’il déteste son père….
« On dit filer la laine, l’affaire a l’air toute mignonne-facile, en réalité c’est la guerre : pour sortir un fil correct il faut battre la laine la tremper l’étirer la tordre, du sauvage, je te dis. D’ailleurs, il en reste toujours quelque chose : quand tu t’apprêtes à passer cette saleté de fil dans le chas il gigote encore. Tu as beau tenir l’aiguille et viser sans trembler, il faut toujours qu’il s’échappe, alors quand il s’agit de le coudre droit… Franchement ce n’est pas de la mauvaise volonté de ma part, on ne peut pas consacrer sa vie à un truc aussi retors ».
Son père, il en a honte… Honte de cet homme qui lui a menti, honte de cet homme qui baisse la tête devant l’ennemi, cet homme qui est la fierté de tous tant il manie l’aiguille avec aisance….
Cet homme qui se veut toujours rassurant, même lorsque toute la famille est déportée et séparée. Parce qu’Hermann KISS trouve son salut dans la couture….
Au camp de Dora-Mittelbau, Tomi va être confronté aux pires horreurs, à l’innomable ; ses certitudes vont s’effondrer comme un château de cartes ; ils sont tous devenus « des cafards de la création », et il va enfin voir son père tel qu’il est : un maître tailleur habile de ses doigts et respecté de tous, même dans les camps de la mort.
« Si on avait dit à mon paternel qu’un jour il habillerait le IIIème Reich , gratuitement en plus, il ne l’aurait jamais cru et pourtant le fait est : le gratin SS de Dora, obligée de vivre au tréfonds de la montagneuse province où notre camp est planqué mais bien décidé à ne pas renoncer aux plaisirs civilisés qui s’offrent à eux dans les bourgades alentour, a besoin de costumes soyeux et de gants brodés pour se rendre aux bals, aux dîners, aux premières, et c’est mon père, entre autres esclaves, qui s’y colle. »
Petit à petit, Tomi va changer ; il va comprendre que son salut ne tient qu’à « l’aiguille » et que son père résiste, dans l’ombre : il trafique quelques vols de tissus contre un morceau de pain, pour survivre, et au péril de sa vie. Alors Tomi va tout faire pour intégrer l’atelier de couture, et sauver sa peau....
« Toute la journée je les regarde faire, les tailleurs, découper, rapiécer, épingler, ils vont vite, ils maîtrisent le fil et il est beau, leur geste, c’est le geste le plus beau de la journée, le plus propre de tout le Lager. Ici, manger est sale, on lape. Sie fressen, disent les Allemands, comme pour les animaux. Terrasser est sale aussi, pousser des wagonnets pleins de boue ça pue, ça colle, ça tache, ça fait suer, mais coudre à la main c’est impeccable. En plus, ça n’a pas l’air sorcier : l’aiguille par-dessus par-dessous et rebelote. Je saurai le faire, je le sens ».
Après le camp de Dora, c’est évacuation sur Bergen-Belsen, en Allemagne ; les alliés avancent et les nazis ont bien compris qu’ils avaient perdu la guerre….
Pour Tomi, c’est une nouvelle existence qui commence, bien loin de son insouciante adolescence.
« Je m’appelle Tomas . Tomas Kiss. J’ai 16 ans. Je n’ai plus de famille mais dix-huit œufs, une veste d’homme, un vrai couteau et quatre certitudes : je n’aurai plus jamais peur. Je n’aurai plus jamais faim. Je n’aurai plus jamais de poux. Plus jamais je ne serai un sale petit juif. »
Des confins de l’Europe centrale jusqu’au sommet de la mode française, Tomas Kiss n’aura de cesse d’avancer et de rester fidèle à ses convictions, acquises au cours de son périple dans l’univers concentrationnaire.
Encore un livre sur la déportation, me direz-vous, mais pas que ! Ce roman est une histoire vraie, une belle leçon de vie et de courage. De ce récit émane une véritable force de vivre, de vaincre, de réussir. IL affirme des valeurs de travail et d’honneur, d’entraide et d’amitié indéfectible. Il parle aussi des relatifs père-fils…..
« La couture. Il lui est resté la couture, Tomi. Celle que son père lui avait apprise et avant lui son grand-père, et le père de son grand-père, la couture qui t’habille et qui te nourrit, celle qui te permet d’être quelqu’un, un homme et pas une bête, depuis toujours, depuis le premier type dans la première caverne, Tomi, la couture ! Celle qui te sauve à n’importe quel coin de la planète, même le plus crasseux des trous noirs du monde, celle qui t’aide à tout oublier et à renaître, oui à renaître.
Mon père glisse son dé au creux de ma main.
Ici, on n’a plus rien, Tomi, tu as raison. Ta chance, ta fortune, ton avenir, ta patrie, ta famille, tout est entre tes mains, mon fils, tout est là maintenant, seulement là et nulle part ailleurs. »
Alors, oui, encore un livre sur la guerre, mais surtout un livre qui impose le respect, la retenue, un livre écrit avec sérieux et décence, un livre qui m’a aidée à comprendre le silence qui hurle au fond de chaque victime, des souffrances que l’on ne peut décrire tant l’innommable est bien réel et brutal.
Ce roman est un livre douloureux mais vivant, un formidable témoignage, où se mêlent humour et révolte, un livre cru et sans langue de bois.
Et puis si ce livre parle de l’horreur, il s’ouvre aussi sur Paris, Paris et les « filles », ah les filles, les loisirs et des projets pleins la tête ! « La France – ce pays sans pogrom que les femmes traversent sur des talons hauts ». Car Tomi va pouvoir se reconstruire dans la couture pour les femmes : « la mode des femmes est inconstante, c’est même sa qualité première. Elle rugit, elle emporte tout sur son passage puis elle disparaît pour rejaillir l’année suivante, différente, irrésistible, c’est une cascade la mode et tu es emporté avec elle, à chaque saison tu renais, il fait bon se plonger là-dedans quand on a beaucoup à oublier. »
Ce livre est le récit de la vie de Tomas Kiss… les dernières pages sont tellement belles...Pleines de poésie, elles appellent à la réflexion. Toute sa vie, Tomi a voulu échapper à ses fantômes, mais « nos fantomes sont à jamais décousus et leur absence une plaie qui ne se suture pas, même avec des mains d’or. »
Il sait que l’inimaginable finit par exister… à force de travail et de croyances.
« La vérité : quand je couds, je n’ai pas de vision. Je ne vois pas le camp, les punitions, l’appel ou pire. Je me concentre, l’aiguille passe et repasse, chaque geste mille fois répété et doucement je deviens le fil, je deviens l’aiguille, je suis le tissu piqué et l’air que je respire, le rythme de la machine et le bruit de l’atelier. Lorsque je travaille, comme quand je danse, je l’oublie. Alors je me lève me lève à cinq heures, j’attrape le premier métro et jusqu’au soir j’assemble des chemisiers affriolants, des corsages à pompons, des jupettes fleuries. En plus tout est payé à la pièce : plus on travaille plus on gagne mieux on vit, c’est magique, c’est merveilleux, c’est automatique, rien ne peut empêcher ça en France. »
Pour en savoir plus :
La Bat/Bar-Mitsva (Judaisme en mouvement)
Le camp de Dora-Mittelbau (Territoires de la Mémoire)
Entre thérapie et tabou, le tortueux rapport des juifs hongrois à leur généalogie
L’holocauste en Hongrie (site Degob.org)
TEMOIGNAGE. Les 9.000 vies du camp nazi de Dora (France3 – Grand Est)
Véronique Mougin rompt le silence du déporté #55789 dans son nouveau roman
Mittelbau-Dora : l'histoire du camp
[DOCUMENTAIRE] Les 9000 vies du camp nazi de Mittelbau-Dora
Mittelbau Dora : photos et videos
Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation (AFMD)
Encyclopédie multimédia de la Shoah
Camps de concentration nazis (Wikipedia)
Tags : Tomi, camp, nazi, couture, lecture
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