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Mauvaises filles : incorrigibles et rebelles
Par le biais d’une vingtaine de portraits incarnés de « mauvaises filles » jugées immorales, de 1840 aux années 2000, Véronique Blanchard et David Niget – deux spécialistes de l’histoire - rendent un visage et une histoire à ces destins orageux. Ils cartographient les lieux qu’elles traversent ou qui les enferment – lieux de perdition (fête foraine, guinguette, bal) de coercition (internat, couvent, prison, asile), de soumission (maison close, foyer familial). Étouffées et contraintes depuis des décennies par le poids des normes juridiques, religieuses, médicales, familiales, ces mineures « incorrigibles et rebelles » ont néanmoins fini, par leurs résistances, par devenir des actrices du changement social, culturel et politique.
Je n'ai pu résister au plaisir de "disséquer" cet ouvrage et de faire des recherches complémentaires....
Trois époques :
- Le temps des filles perdues : 1840 – 1918, celui de mes Agrands-mères et AAgrands-mères,
- Le temps des filles modernes : 1918 – 1965, celui de mes grands-mères et de ma mère,
- Le temps des filles rebelles : 1965 – 2000, le nôtre, celui de ma fille et le mien...
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Le temps des filles perdues : 1840 – 1918
Au 19ème siècle, les interdits parentaux pèsent davantage sur les filles que sur les garçons : une jeune fille se doit d’être obéissante, réservée et vierge. L’autorité paternelle est indiscutable.
- Marie, incorrigible : la maison familiale est un « gourbi de promiscuité » ; le code Napoléon de 1804 rétablit le joug paternel alors que la Révolution Française s’en était libérée !
- Elise, vagabonde : les jeunes filles (ou les enfants) « désobéissantes » sont placées dans les maisons religieuses, sur décision de justice, où « la rédemption et la discipline des corps est au cœur des méthodes de redressement des Bons-Pasteurs jusqu’au milieu du XXème siècle ». Certaines n’en sortiront jamais…. Si l’article 269 du Code pénal de 1810 affirme que « le vagabondage est un délit » l’article suivant précise que « les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n'ont ni domicile certain, ni moyen de subsistance, et qui n'exercent habituellement ni métier ni profession ».
- Camille, hystérique : comment ne pas évoquer les trop célèbres séances cliniques du Dr Charcot et le « bal des folles » où de nombreuses femmes ont subi des expériences aujourd’hui controversées ! Mais l’école française de médecine n’est pas la seule à s’intéresser à la déviance féminine… Un criminologue italien, Cesare Lombroso, réalise en 1896 un ouvrage sur les femmes criminelles et les prostituées en démontrant des liens entre stigmates physiques et actes criminels !
- Simone, fille-mère : par la loi du 27 juin 1904, il est désormais interdit de transmettre aux enfants abandonnés – même majeurs – toute information susceptible de pouvoir les aider à retrouver leurs parents ; au 19ème siècle l’infanticide n’est pas un crime rare ; mère devenue criminelle par peur de devenir fille-mère ?
- Lili, prostituée : menaces vénériennes ou judiciaires ? Qu’importe, les « maisons de tolérance » ont la côte mais pas que ! On assiste alors à la diversification des lieux de vénalité : caf’conc’, cabarets, beuglants… pratiques vénales entachées du scandale de la traite des blanches...
- Amandine, apache : violente, manipulatrice, à la manière de Casque d’Or, elle est une figure de la « déviance » féminine juvénile de la Belle-Epoque… une époque où les familles ouvrières précarisées, « les zoniers » vivaient à la marge d’anciennes fortifications entourant Paris ; « la criminologie fin de siècle se nourrit ainsi de la duplicité de la fille apache en insistant sur sa dangerosité subversive. »
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Pour en savoir plus :
Revue d'histoire de l'enfance irrégulière
La vénérable Marie de Ste Euphrasie Pelletier, fondatrice de la Congrégation du Bon-Pasteur d'Angers (Gallica)
L'œuvre scientifique et philosophique de César Lombroso (Persée)
De l’abandon au placement temporaire : la révolution de l’assistance à l’enfance (Paris, 1870-1920) (Cairn)
Le tour d’abandon ou « tourniquet » (AD de l’Aisne)
L’abandon d’enfants. L’exemple des Côtes-du-Nord au XIXe siècle
Table de concordance des numéros et des registres des admissions (AD 75)
Quelles archives pour l’histoire des enfants abandonnés ? (Archives de Touraine)
L'infanticide devant les tribunaux français (1825-1910) (Persée)
L’infanticide face à la justice au xixe siècle : l’exemple de la Bretagne, 1825-1865
Marie Bonfils, une veuve accusée d'infanticide dans le Bordelais de la fin du xviie siècle (Cairn)
Cafés-concerts et cabarets (Persée)
Tenancières au XIXe siècle en province. Les tenancières de maisons de tolérance dans les départements du Maine-et-Loire, de la Mayenne et de la Sarthe, du début du XIXe siècle au milieu du XXe siècle
La prostitution à Paris au XIXe siècle vue par un médecin hygiéniste (Retronews)
La traite des Blanches, histoire d'une manipulation
Dans le Paris de la Belle Époque, les « Apaches », premières bandes de jeunes (Cairn)
La Légende des Apaches - Les premiers gangs parisiens de l'histoire
Les Apaches, les bandes qui terrorisent Paris en 1900, vues par les journaux de l'époque (France Culture)
Quand 70 000 jeunes ravagent Paris en 1900 : Les apaches !
Dalbret " la valse chaloupée " 1908 (YouTube) et les paroles
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Le temps des filles modernes : 1918 – 1965
La Première Guerre Mondiale a offert l’opportunité aux femmes de s’émanciper du joug du père, du mari, du frère ; des changements économiques et sociaux leur ont permis de sortir de la sphère familiale ; mais comme toute révolution, les bouleversements sont long à opérer et les femmes ont encore de longues batailles à mener….
- Madeleine, mère sous surveillance : jetées par des parents qui n’acceptent pas une naissance illégitime, les jeunes femmes enceintes sont d’abord accueillies par des œuvres de charité, où le contrôle social est le maître-mot de ces institutions religieuses (sorties interdites, emplois du temps stricts, cours de morale) ; bien sûr la Déclaration de Genève de 1924 affirme que « l’humanité doit donner à l’enfant ce qu’elle a de meilleur » mais il faudra attendre 1939 en France pour que le Code de la Famille (article 98) impose la création d’un centre d’accueil mère-enfant dans chaque département ; ces « maisons maternelles » permettaient aux mères isolées, reléguées au ban de la société, d’être à l’abri et d’accoucher dans des conditions plus acceptables que la rue…. Bien évidemment, l’éducation sexuelle n’existait pas et la syphilis a encore de beaux jours devant elle...
- Victoire, fille « insoumise » : libre de découcher, libre de danser, libre d’errer, la police ne l’entend pas de cette oreille-là ; prostitution et vagabondage sont bien des délits ; quant à la prostitution coloniale, « elle double la domination masculine d’une domination raciale » ; si la sexualité des jeunes filles est examinée sous tous les angles, celle des garçon est ignorée ; le sexe est tabou et « l’ignorance règne en marâtre » ;
- Blanche, rebelle : les lieux d’enfermement publics qu’ils soient « écoles de préservation », « maisons de correction » ou prisons, sont considérés comme des Ecoles Supérieures de « mauvaises filles » ; il existe bien des formations professionnelles pour « occuper » ces jeunes demoiselles, mais elles sont quantité négligeable par rapport aux garçons ; « les filles trouveront toujours à se placer comme bonne à tout faire » !
- Emilienne, fugueuse : l’unique réponse judiciaire et éducative apportée aux échappées féminines est l’enfermement ; le pédopsychiatre Paul Le Moal justifie cet « internat de rééducation » par le fait qu’une jeune fille « ne peut être que le jouet d’elle-même, de ses pulsions instinctives... » ; il faut croire que le système ne fonctionne pas, car le nombre de fugues ne cesse d’augmenter...
- Jeanne, voleuse : ah, la moralité, elle mène la vie dure aux femmes ! Avec l’avènement du prêt à porter et des premières réclames à la télévision, notre société de consommation est un eldorado pour les jeunes : la musique ( les vinyls de variété, de rock…), la presse (Salut les copains, Mademoiselle Age Tendre…), et la mode bien sûr (jean, blouson, minijupe…) ; les vols d’appropriation restent un délit… A la Libération, les adultes ont fait leur mea culpa et s’accordent à penser que « la société est en partie responsable de la délinquance juvénile » ; la mission de la justice des enfants se veut alors plus éducative ; on sort du traumatisme de la Seconde Guerre Mondiale et l’on a besoin des jeunes pour reconstruire….
- Marguerite, perverse et suicidaire : il est à regretter l’ambivalence des écrits professionnels du psychiatre Le Moal et ses pratiques médicales, trop de mots dévalorisants et de jugements de valeur….
- Dom, cheffe de bande : dans l’univers machiste des « blousons noirs », certaines filles font la loi, et elles inquiètent… Car dans les « grands ensembles », les « cités dortoirs » de l’après-guerre, ces jeunes filles en danger sont dangereuses ; pour survivre, « les jeunes adolescentes doivent intégrer les codes de la culture virile et subir un certain nombre de violences sexuelles »
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Pour en savoir plus :
Mères sans mari. Filles-mères et abandons d’enfants (Paris, 1870-1920)
Madeleine Pelletier (1874-1939), une femme d’avant-garde (France Culture)
Le genre de l'éducation à la sexualité des jeunes gens (1900-1940)
Quand nos grand-mères donnaient la vie
Qui a peur de l’éducation sexuelle? (France Culture)
Les jeunes vagabondes prostituées en prison (1931)
La Goutte d'Or, haut lieu de la basse prostitution
Histoire de la prostitution en France (Wikipedia)
La prostitution de 1814 à 1946 (le blog de Saumur Jadis)
Marthe Richard et la fermeture des maisons closes (France Inter)
Les cent ans des tribunaux pour enfants (Ministère de la Justice)
Le Portail « Enfants en Justice XIXe-XXe siècles » vise à promouvoir l’histoire de la Justice des mineurs sur le web en mettant à disposition des chercheurs et du grand public des outils documentaires et des corpus thématiques raisonnés
Au cœur de l'histoire: Le bagne des enfants (Franck Ferrand)
Docurama : "Les Enfants Maudits", quand la France rééduquait ses jeunes vagabonds
Des Apaches aux blousons noirs : peur sur la ville (France Culture)
1964 : Les jeunes de banlieue (Archive INA)
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Le temps des filles rebelles : 1965 – 2000
Avec les « années 68 » les jeunes filles revendiquent de ne plus être des oies blanches, de tout savoir sur leur corps, de maîtriser leur sexualité et « d’exprimer leurs rêves d’égalité ». C’est le temps des rebelles qui osent s’exprimer sans peur et transgresser les règles. C’est une période de troubles (pour certains) et de vent de liberté (pour d’autres !) qu’aucune d’entre nous n’a pu oublier...
- Patsy, hippie idéaliste : les mouvements prolifèrent, qu’ils ne nomment Provo, Beatnik ou Hippie, revendiquant une société alternative, moins consommatrice, moins matérialiste mais autogérée ; « il ne s’agit pas d’attendre le Grand Soir, mais de faire une révolution du quotidien »
- Elisabeth, avortée : « aucune femme ne recourt de gaîté de cœur à l’avortement. C’est toujours un drame, cela restera toujours un drame » (Simone Veil, ministre de la santé, 1974)… le débat est enfin ouvert ! On parle désormais librement et publiquement d’éducation sexuelle, de contraception, d’IVG, et de maternité choisie et heureuse
- Virginie, errante et punk : tous les codes d’un monde étriqué explosent ! Après Elvis et le Rock, Jimmy et Woodstock, le « peace and love » des Hippies, voici le Punk des « skinheads hérétiques » ; les filles prennent part à toutes les bastons ; les « squatts » deviennent un moyen de se loger, un mode de vie à part, un idéal communautaire ; suite au militantisme politique du philosophe et historien Michel Foucault dénonçant le contrôle social et l’enfermement, les éducateurs se voient contraints de changer leurs pratiques professionneless par une assistance éducative en « milieu ouvert » en lien avec des intervenants pluridisciplinaires
- Valérie, anorexique-boulimique : à la fin du 19ème siècle, le Pr Charcot (voir plus haut Camille, hystérique) considère que l’isolement est le remède le plus adapté pour les anorexiques ; après les années 1980, l’hospitalisation n’est proposé qu’en cas de pronostic vital ; l’accompagnement thérapeutique additionné d’une dimension systémique est toujours privilégié
- Lola, prostituée 2.0 : 36.15 ULLA ou le minitel rose sont bien dépassés ! La révolution numérique a pris le pas sur le marché du sexe et la cybersurveillance policière puisque la prostitution des mineurs est interdite ; mais les trafics et les filières sont si bien organisés que le démantèlement des réseaux est difficile à mener
- Mariem, crapuleuse : dans les cités, les filles ne peuvent se faire respecter et exister publiquement qu’au « risque d’assumer une féminité outrancière, mais aussi en adoptant un ethos viril (…) reconnaître aux filles la possibilité de se comporter avec violence, ce serait aussi leur reconnaître un statut dans cité ».
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Pour en savoir plus :
Le mouvement Provo (L’En dehors)
Images d'une révolte ludique. Le mouvement néerlandais Provo en France dans les années soixante (Cairn)
Apprenons à faire l’amour : l’affaire Carpentier (France Culture)
1972 : Gisèle Halimi défend l'avortement (Archive INA)
Association Choisir – la cause des femmes
1974 : Le discours de Simone Veil sur l'IVG à l'Assemblée Nationale (Archive INA)
Le planning familial, son histoire
Le Mouvement français pour le planning familial et les jeunes (Cairn)
Michel Foucault : Le souci de l’autre (1984 / France Culture)
Isabelle Caro, victime médiatisée et militante de l'anorexie
ECPAT réseau d'associations luttant contre l'exploitation sexuelle des enfants
Histoire de la virilité (Cairn)
"Meufs de cité" : les témoignages de Camilya, Imane et Sarah
Docurama : “Meufs de (la) cité”, troisième volet d’une histoire des quartiers au féminin
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Ce livre se termine sur une image bien loin des clichés des oies blanches du début du 19ème siècle ; que de chemin parcouru…. Et encore à parcourir !
« Surveiller de près le corps et la sexualité des jeunes filles, c’est avant tout maintenir l’ordre familial et hétérosexuel ». Famille, maison, couvent, hôpital psychiatrique, foyer de redressement ont longtemps été présentés comme des moyens de protection… mais protéger qui ? Les jeunes filles ou bien la société de diverses transgressions ?
Après avoir lu l’histoire de ces dix-neuf « mauvaises filles », c’est à se demander en quoi elles sont « mauvaises » et déviantes….. parce qu’elles ont voulu s’émanciper de codes normés trop étriqués pour elles ? Par ce quelles ont voulu plus de justice ? Parce qu’elles ont voulu différencier féminité et maternité ? Parce qu’elles ont voulu distancier sexualité et reproduction ?
Alors déviantes ou dissidentes ?
Ne serait-ce pas ce que l’on appelle la double peine : femmes et criminelles ?
Je n’ai qu’un mot à dire : bravo mesdames !
Tags : mauvaises filles, femmes, IVG, liberté, prison, morale, bagne, enfermement
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